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Les quelques jours passés à Khatgal ne m’ont guère laissé le temps de me reposer. Assis dans la voiture entre l’un des lutteurs rencontrés hier et la carcasse congelée de son cheval, nous roulons au rythme du véhicule surchargé vers Mörön. Il y vendra sa viande, j’y prendrai un minibus avant de rejoindre le camp d’hiver où vit un groupe de Tsaatans, les éleveurs de rennes de Mongolie. En route vers la taïga!

Conduire sur la Glace

La température est telle que le lac Khövsgöl est considéré comme suffisamment gelé pour être traversé — une opinion divisée étant donné que le festival de glace a récemment été annulé. Le minibus est bondé, et c’est tant mieux. Certes, cela implique d’oublier le confort, mais être ainsi serrés signifie aussi avoir chaud. Déjà peu rassuré de savoir que l’on va rouler sur le lac dans un minibus surchargé, j’apprends qu’il est en plus risqué de le traverser de nuit. Il est tellement vaste — 136km de long, 36km de large — qu’on pourrait s’y perdre. Je remets donc mon destin entre les mains du chauffeur. Après tout, ce n’est pas comme si j’avais le choix.

Un paysage lunaire défile sous mes yeux et j’en oublie presque que l’on roule sur de l’eau. Mais de drôles de pensées me rappellent à l’ordre: — Et si la glace se brise? — Vu qu’il n’y a aucune trace humaine aux alentours, je ne donne pas cher de nos peaux… — Et si le minibus tombe en panne hein? Tu y as pensé à ça? — …

La nuit est tombée entraînant avec elle la température. Le chauffeur s’arrête et sort. Les têtes s’agitent et tentent de voir ce qu’il se passe. Je peux lire une légère inquiétude dans les yeux des passagers de la boîte en métal. Il remonte, on continue. Une demie heure passe, peut-être une heure. J’ai du mal à saisir le temps qui passe depuis que je suis en Mongolie. Il stoppe à nouveau le véhicule. Mais pourquoi coupe-t-il le contact à chaque arrêt? Peuf-peuf-peuf… Démarrera-t-il cette fois? Vous connaissez déjà la réponse puisque vous lisez ces lignes. La glace a un avantage: elle est plate, c’est reposant. Malgré cela, je ne peux m’endormir; allez savoir pourquoi. Serait-ce la vitre recouverte de givre qui me colle au visage? Mon voisin en tout cas a l’air d’apprécier mon épaule. A travers la fenêtre du toit, j’observe la lueur de la lune. On s’arrête encore. Le chauffeur recule puis accélère brusquement. Tout à coup, tout secoue. Grands regards inquiets et bruit assourdissant. Je peux sentir que l’on monte. Les regards se détendent, les langues se délient, on allume le poste de radio. Il y a bel et bien une langue universelle chez l’Homme et je viens de comprendre que l’on a touché terre. Ouf!

Les heures défilent. Ma position est très inconfortable, je ne sens plus mes orteils et j’envie les bottes en peau de renne de ma voisine. Elle, au moins, elle peut dormir. Transi, je fais fi de ma réticence au contact étranger et me blottis contre mon voisin. Mes yeux se ferment, mon esprit s’évade un moment… et on s’arrête une fois de plus. Réveil brusque pour une pause au chaud chez la famille d’une passagère. Elle récupère son fils et on repart. Je me rendors, on arrive. S’est-il passé une heure? deux heures? dix minutes? A nouveau, je n’en ai pas la moindre idée. La seule chose que je sache est que l’on est parti il y a environ dix heures. Chez mes hôtes, sourires jusqu’aux oreilles, thé chaud et biscuits à la crème. Les enfants sont curieux et les quelques mots de Mongol que j’ai appris font rire. J’ai de nouveau la pêche. Pas de bol, il est l’heure de se coucher.

Conduire à Travers la Taïga

Réveil un peu avant midi. La famille s’est levée juste avant moi, je ne culpabilise donc pas. Des voisins et de la famille viennent nous rendre visite. Un thé, des biscuits, un repas, … puis de la vodka: quelques ivrognes sympathiques sont arrivés. Discussions de comptoir avec leur Anglais rudimentaire et mon Mongol bien pire encore. On parle de Gengis Khan, Napoléon, Staline, Hitler, … Bush, Sarkozy; «Same!» (les mêmes!) s’exclame mon nouvel ami avant d’éclater de rire et de traduire notre discussion à ses amis. Mon hôte vient de terminer la révision de sa Jeep, une relique incassable qu’il démarre à la manivelle. Nous pouvons partir.

Clic, clic, clic, … Vroooooom! Dans un bruit de tonnerre, nous voilà en route vers la Taïga. Je me plaignais du confort du trajet en minibus, mais c’était car je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait. Un tas de fils électriques qui pendent devant le levier de vitesse m’inquiète. A raison puisque, entre deux calages, une épaisse volute de fumée s’en dégage. Urgence, tout le monde sort de la voiture! Heureusement, elle ne prend pas feu. J’ai toujours sur moi un rouleau adhésif épais qui me sert à dépanner tout et n’importe quoi. Je le propose au chauffeur qui répare le problème avec. J’imagine la tête des garagistes s’ils apprenaient qu’on pouvait réparer nos voitures avec du scotch…

Nous arrivons sains et saufs au camp d’hiver des Tsaatans. Le sol est encore recouvert de neige. D’entre les sapins se faufile un comité d’accueil — du type velu — qui vient nous renifler et demander quelques caresses. Acceptés, nous nous rendons vers cette maisonnette de bois où logent Gamba, un des shamans du village, et sa famille. J’apprendrai rapidement que c’est un peu la maison où tout le monde vient traîner. Ainsi que le veut la tradition, nous entrons — sans frapper — et prenons place pour le thé. On me propose de m’installer chez l’une des familles du camp et, durant les neuf jours qui suivent, je vivrai au rythme hivernal des Tsaatans.

Non sans efforts je m’extirpe des cinq épaisseurs de couvertures en laine, ultimes remparts face aux nuits de glace sous le tipi. Dehors, la brume du matin se cristallise et crée de minuscules diamants qui scintillent dans les airs. Les rennes se redressent à ma vue, les yeux noirs et globuleux, dans un mélange de méfiance et de curiosité. Mon séjour chez les Tsaatans débute au rythme de l’hiver.

A dos de renne

Vivre du renne ne signifie pas uniquement vivre de sa viande. Chez les Tsaatans, comme chez les autres peuples dépendant de cet animal, il sert à tout: transport, nourriture, art, etc.

Les pattes de nos rennes s’enfoncent dans la poudreuse. Autour de nous, la taïga enneigée et le silence. Une sensation de bien-être m’envahit. Malgré ses sabots adaptés à la neige ma monture fait une drôle de tête, gros yeux et langue pendue. Et pourtant je ne pèse pas grand chose! Je plains la pauvre bête qui porte mon ami Oko, juste devant moi, car lui doit bien peser le double de moi. Nous arrivons pourtant au sommet, replat aride couvert de givre et soufflé d’un vent glacial et incessant. Un panorama imprenable se dévoile sur le Tsaagannuur (lac blanc) et la chaîne de montagnes enneigées qui le borde. De là haut, c’est comme si nous étions les seuls humains sur terre. Aucune trace de notre espèce n’est visible alentours, ni même dans ce ciel d’un bleu parfait. Une seule exception, cet autel de pierres où nous rendons hommage aux esprits en brûlant du genévrier et en dispersant des goutes de lait qui gèlent au contact de l’air.

Frigorifiés, nous redescendons vers le camp. La chienne qui nous accompagne a une autre idée en tête. Je l’observe avec envie grimper ce sommet qui me fait de l’oeil. Là-haut, elle nous observe puis court comme une dératée dans la poudreuse. Une incarnation bestiale du bonheur.

Au rythme de l’hiver

Une demie heure et une chute plus tard, je retrouve le rythme habituel de l’hiver: – Entrer chez un voisin – Sambeno! (bonjour!) – Boire un thé chaud, parfois agrémenté de lait de renne au goût fruité – Manger les biscuits ou la soupe de viande et de pâtes que l’on t’offre. Avec un peu de chance on te propose en plus de la “saucisse” — intestin de renne fourré de viande, effet caoutchouc garanti! – Fumer une cigarette (si tu es fumeur) – Eventuellement faire une ou deux parties de poker — variante locale – Bayalta! (au revoir!) – Entrer chez le voisin suivant. Inutile de préciser qu’après quelques visites mon estomac m’ordonne d’arrêter d’être social. Vient donc le moment d’observer le temps qui passe, concept absurde pour notre esprit occidental. Le temps est pour nous un luxe; ici, je suis milliardaire.

Malgré ce rythme paisible il arrive que le coeur s’affole. C’est ce qui m’arrive sur le chemin d’un tipi encore inconnu. Un chien court vers moi, stoppe net, montre les crocs et aboie. Il est rapidement suivi par un autre, puis un troisième. Faire ami-ami n’est pas envisageable. Je fais donc face, montre aussi les dents et tente de les intimider. Rien à faire, j’ai peur et ils le sentent. Ils reculent d’un pas, avancent de deux et tentent de m’encercler. Je me mets à paniquer et manque de peu de tomber dans la poudreuse. Il faut que je me ressaisisse. Inspiration, expiration… je retrouve mon calme et continue de faire face en reculant et en faisant attention à ne pas me faire encercler. Pas à pas je me rapproche du tipi. Ouf! sauvé! Malgré cette frayeur, j’y retournerai le lendemain mais cette fois-ci, plus en confiance, j’atteindrai mon objectif — la photo est souvent un bon moyen de repousser ses limites!

Journée de la femme — Tout est bon pour faire la fête!

L’hiver est long dans la taïga et les jours tendent à se ressembler. Quoi de mieux pour casser cette monotonie que de faire la fête? Il en est une, mondiale, qu’il ne faut pas rater: la journée de la femme. On sort les bouteilles de sous le lit et c’est parti! De tipi en tipi, on s’invite à boire. Bière, vin rouge allemand(!) et bulgare(!!), et bien sûr vodka.

Les femmes du village se sont regroupées chez Gampa — le chaman — autour de la table et font tourner l’unique verre qu’elles remplissent à tour de rôle. Elles se lancent des défis pendant que les hommes s’occupent de la nourriture et attendent leur tour. Le soir venant, la fête continue chez nous: une vingtaine de personnes sous un tipi, la soirée bat son plein! On tente de marier mon hôte, Tsarko, à Valérie, une Française venue partager la vie des Tsaatans pendant neuf mois. Les rires font place à la musique. Des chants traditionnels, de la guitare — rafistolée à la ficelle — … puis la lumière s’éteint et on allume la radio. L’espace d’un moment, le tipi se transforme en boîte de nuit. Tout le monde danse, la lueur du poêle rougit les visages et les transforme en d’inquiétants masques de feu. La magie s’estompe aussi vite qu’elle est apparue quand l’atroce lumière de la led brille de nouveau. Mais, en l’espace de quelques secondes, le tipi est déserté. La soirée est terminée.

Bayalta (au revoir)

Rythme de l’hiver ou pas, neuf jours ça passe vite. Le soleil brille et il commence à faire chaud. Les chiens dorent au soleil et le camp baigne dans une ambiance de pique-nique. Il y a des signes qui ne trompent pas, le printemps arrive. La Jeep aussi, chargée à ras bord. Mais pourquoi avec autant de rouleaux de PQ? Peut-être parce qu’elle joue le rôle de supérette ambulante…

C’est le moment d’ouvrir quelques canettes de bière et de descendre une bouteille de vodka en fumant deux-trois cigarettes. L’apéro en quelque sorte. Une bonne heure plus tard, on se serre dans la voiture. Le chauffeur fait tourner la manivelle du démarreur. Vroom! C’est la fin d’une aventure. Une seule chose ne va pas me manquer: les rennes qui courent vers moi pendant que je pisse… pour le sel que l’urine contient, hum… 🙈

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